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J'écris un roman...

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J'écris un roman...
nefale 04 septembre 2023 à 20:12

Salut à tous,
J'écris un roman. Je vais poster au fil de la rédaction. Dites-moi ce que vous en pensez.
Merci d'avance.


Premier chapitre.


Juste avant de commencer son taf, Francesca fume une cigarette; elle sourit.

Francesca est-elle une rebelle ? Pas sûr.

Il y a pourtant ce ressenti quand elle inspire la fumée qui correspond à celui qu'elle éprouve lorsqu'elle est certaine que c'est bien son pied droit qui est posé sur le sol ; suivi d'un autre ressenti quand elle expire la fumée et qui lui dit que maintenant, à coup sûr, c'est son pied gauche qui la porte.

Inhaler la fumée, exhaler la fumée, le matin, l'hiver quand il fait encore nuit, dans une ruelle à peine éclairée ; l'alterner de de telle sorte que ça aboutisse à créer un rythme. Des coups de djembé. Inspirer, expirer. Un pied, l'autre pied. Pulsations qui à la première écoute pourrait laisser penser qu'elles ne sont qu'irrégulières, seulement ça, irrégulières, un pauvre défaut, comme : notes irrégulières, comme : travail irrégulier, trait irrégulier ; mais qui, si l'on tend l'oreille, dévoilent un timbre.

Et comme le timbre d'un rythme c'est ce qui lui donne de l'épaisseur, ça ouvre à Francesca la voie d'aller creuser dans le rythme ; qu'importe l'endroit où elle le fait, que ce soit sur un bout de trottoir, par exemple, à coté des poubelles ou bien au coeur d'une forêt sauvage, sa forêt, une forêt fantasmée.

Francesca creuse dans le rythme. Elle atteint des couches du rythme assez étranges, de l'ordre du chaos, de l'imprévisible muni d'un attracteur.

Francesca est comme magnétisée ; sans doute parce qu'il y a un coté vital derrière tout ça qui la pousse.

Mais cela ne l'empêche pas d'être attentive. Elle passe en conscience, de la surface que symbolise l'attribut : « irrégulier » qui est pourri et flasque, à un niveau plus profond, au chaos, plus sec, lui, et qui tient mieux dans la main.

Le chaos à l'oeuvre.

Ainsi, malgré qu'elle soit immobile, devant la porte d'entrée des cuisines, Francesca est pétrie d'impressions de mouvements. Il lui semble qu'elle avance ; qu'inhaler, exhaler, fumer peut être comparé à de la marche, voir se substituer à elle, grâce au rythme, à cette notion que fumer et marcher ont en commun, et seulement à grâce à elle.

Elle suit. Elle épouse. Le rythme. Inhaler, exhaler, fumer, marcher avec une aisance et une souplesse hypnotique. Genre de qualité que l'on remarque chez ceux qui pratiquent n'importe quoi dès lors qu'ils le font avec régularité.

Chez elle, c'est systématique. Sûrement un rituel. Fumer dès qu'elle est sur le point de commencer à travailler. Fumer aux prémices de toutes activités de type salarial.

Chez elle, c'est comme ça que ça fonctionne.

Fumer sa clope. Rituel. Marcher. Comme au long d'un couloir qui n'est déjà plus du domaine privé mais qui n'est pas encore aux ordres du lieu où elle se vend.

Un long couloir, lieu de transition, sas. Couloir avec sa perspective propre, quelque chose en point de mire, de pas vraiment défini, mais d'apaisant, de rendu apaisant par le rituel, par l'aspect routinier du rituel, la dernière cigarette avant d'aller bosser, aussi réelle que le coeur qui bat dans sa poitrine.

Et puis, sorti de nulle part, et de façon totalement inattendue, ce putain de mur en parpaing qui coupe en deux le couloir et contre lequel elle vient se fracasser.

La voix de ce mec qui lui dit que c'est plus la peine de rentrer pour aller se changer, que pour elle c'est fini, qu'elle peut retourner à la maison.

Son connard de directeur, avec son ton toujours très calme, très poli, très posé, très sûr de lui.

Et par dessus tout ça, sans explication. Juste en passant, le fait qu'elle va recevoir une lettre.

Ce coup-ci, la boule qu'elle a en travers la gorge ne passe pas. D'habitude, elle la sent descendre le long de son ventre, puis qui se loge un petit peu en dessous de son nombril, mais là, rien.

Et comme c'est pas une fan du contrôle, elle laisse la boule tranquille. Advienne que pourra, en l'occurrence, au lieu que quelque chose aille dans le sens de la descente, c'est le contraire qui se produit, ça remonte.

Elle gerbe dans la gueule de son ex-chef, le demi-litre de café qu'elle a ingurgité une heure plus tôt, chez elle, assise sur un tabouret, après être sortie de son lit.

Elle n'est ni dégoûtée, ni heureuse. Aucune rancune. Par contre elle est surprise que cela se passe ainsi et en même temps soulagée qu'il se soit passé quelque chose.

Faut rappeler qu'une boule coincée dans la gorge, quelle que soit la nature de cette boule, ça n'aide pas à respirer ; et surtout qu'une boule, quand ça se déplace, que ça monte ou que ça descende, bizarrement ça prend moins de place et ça devient plus léger, moins susceptible d'être traumatisant quand ça vous tombe sur la gueule.

Tout ça pour dire, et ça c'est le coté premier axiome du structuralisme, qu'un pas en avant vaut tout autant pour une inspiration que pour une expiration.

Elle fait demi tour, donne quand même un coup de pied dans la poubelle à carton que les gars de la voirie n'ont pas encore vidée, puis elle s'en va.

Sur la route, avant d'arriver chez elle, elle s'arrête au bureau de tabac, paye 2 euros pour un flash, dit merci à la fille qui l'encaisse et range au hasard le ticket dans une des poches de sa veste en jeans.

Le soir, allongée sur son lit, machinalement, elle ouvre le site de la française des jeux. Elle regarde le tirage et constate qu'elle a gagné 10 millions d'euros.

Ça lui fait une grosse décharge d'adrénaline qui dure trois ans, pas un jour de plus et ensuite, plus rien.

En gros et dit différemment, l'énergie mobilisée par sa psyché pour alimenter une sorte d'angoisse existentielle qui avait tendance à prendre toute la place dans sa vie, bref ses névroses, se dissipe d'un coup pour aller oeuvrer dans son corps sur un autre mode qui, non sollicitée depuis longtemps, le fait briller comme un soleil ; ça dure trois ans et puis plus rien.

La joie de posséder du pognon, de le dépenser, de vivre sous perfusion, au gré de l'amour qu'elle imagine porter aux autres et que les autres lui portent : disparue.

Revenue à la case départ. Rituels et routine en moins. Ça lui fait tout drôle. Parce que toute sa vie d'adulte, celle d'avant les gains, elle a biberonné à ça : rituels et routines.

Par contre, ce qu'on s'imagine être des rituels ou de la routine, genre la fête au village, comme le montant de la paye, le jour de paye, les horaires de travail fixes, les week-end, les vacances, travailler dans la dignité ou en sécurité, dans la restauration et avec Francesca, il faut oublier.

Parce qu'un rituel dans la tête de Francesca, c'est comme une bagnole de luxe, faut que ça brille, que ça soit beau, que ça soit propre, que ça reste intègre.

Incompatible avec un patron dans le monde de la restauration. Un patron dans le monde de la restauration, ça adore saloper la bagnole des autres, ça ne le dérange pas non plus de mettre un coup de clé sur la carrosserie, rien que pour faire chier quand c'est pas, et ça les meufs qui bossent en salle connaissent bien, entrer carrément dedans pour montrer comment il conduit bien.

Avant, la routine réelle, pour Francesca, dans les transports en commun, elle s'installait au bout de trois jours et elle allait de paire avec tout un tas de rituels. Une façon particulière de longer un mur, toujours le même, dans un couloir du métro, toujours le même. Emprunter la même porte pour entrer dans la rame. Même si pour cela, elle devait arriver en retard parce qu'il y avait trop de monde sur les quais.

La routine de Francesca au boulot et ses rituels, c'était avec le matériel. Tel objet pour telle tâche. Si l'objet n'était pas libre, elle attendait, voir le volait à son ou sa collègue pour effectuer la tâche qu'elle devait accomplir. Mais en général, quand c'était possible, elle planquait le matos.

Tous ces cadres qui vous balisent une existences, toute cette stabilité, tout ces points de repères qui lui faisaient du bien ou du mal, qu'importe, mais qui la rassuraient : envolés.

Heureusement pour elle, comme le fric ça rend con mais pas de là à insensibiliser de façon définitive, surtout par rapport à ce qui se passe dans le corps, même si pas une seconde elle se dit qu'elle ferait mieux d'envoyer un grand coup de pied dans tout ce tas de merde, à ce moment là précis de sa vie, Francesca met le doigt sur quelque chose d'étrange, dans sa tête, qui se met à scintiller.

Par contre, ça ne l'empêche pas de commencer sa phase médecine et psychotropes mainstream car, bien entendu, on lui diagnostique une sévère dépression.

Les médicaments, c'est bien mais c'est un peu la loterie. Face à eux, on est n'est pas égaux. Certains effets secondaires, à la place des effets attendus, peuvent prendre le dessus et pas forcement de façon joyeuse.

Sans parler de destin, de punition, de rééquilibrage, de karma, de crédit de chance qu'elle aurait épuisé, de retour de manivelle, une chose est sûr : c'est, maintenant, de l'affect triste qui tombe dans le corps de Francesca.

À suivre.

paradoxle 04 septembre 2023 à 20:38  •   102729

Salut,
dans l'ensemble, moi ça me donne envie de savoir la suite.
Mais si je peux me permettre, puisque tu le demandes, je trouve parfois tes tournures de phrases un peu poussives, c'est pas très fluide à la lecture. Je crois que ce conseil pourra t'aider : relis-toi à haute voix comme si tu le lisais à quelqu'un. En plus, tu parles de rythme mais ton rythme manque de cadence, ce qui me gène un peu.
Sinon, dis-moi si tu veux que je sois plus précis, si je peux donner des exemples de ce qui m'a fait tiqué.

nefale 04 septembre 2023 à 20:45  •   102730

@paradox
merci
donne des exemples, ça m'interresse.

paradoxle 04 septembre 2023 à 22:10  •   102739

"Il y a pourtant ce ressenti quand elle inspire la fumée qui correspond à celui qu'elle éprouve lorsqu'elle est certaine que c'est bien son pied droit qui est posé sur le sol ; suivi d'un autre ressenti quand elle expire la fumée et qui lui dit que maintenant, à coup sûr, c'est son pied gauche qui la porte."

Il y a beaucoup de "que' et de "qui", cela alourdit. Perso, je découperais la phrase autrement. En plus c'est le début du livre, si tu souhaites garder ce style fait de longues phrases, le lecteur doit s'y habituer petit à petit.

C'est juste un exercice de style ici pour moi mais je ferais ça intuitivement :

"Pourtant elle fume. Elle fume comme elle marche. En inspirant la fumée de sa cigarette, son ressenti correspond à celui qu'elle éprouve lorsqu'elle est certaine que c'est son pied droit qui est posé sur le sol. Quand elle expire, son ressenti lui informe à coup sûr que c'est son pied gauche qui la porte."

Premièrement, bien poser l'image, je prends le temps, mes deux premières phrases sont courtes à cet effet et sont tout de suite plus claires. Puis je développe la métaphore. J'ai évité le "il y a" et le premier "qui" en mettant d'abord le geste (toujours pour poser l'image) puis son ressenti, son intérieur. J'ai rajouté "sa cigarette" toujours pour l'image. Et je mets un point, je trouve pas vraiment pertinent le point-virgule. J'ai zappé le "suivi de", tout le monde sait qu'après avoir inspiré, on expire, que c'est la suite logique, donc c'est superflu. Et encore l'image en premier et le ressenti après. J'ai remplacer "lui dit" par "lui informe".

Relis les deux versions (la tienne et la mienne) à haute voix et compare par toi-même le rendu.

Aller, pour m'amuser, je pourrais même exagérer :

"Pourtant elle fume. Elle fume comme elle marche. Inspiration, expiration, droite, gauche. En tirant sur sa cigarette, elle éprouve le même ressenti que lorsque son pied droit se pose sur le sol. En expirant la fumée, c'est à coup sûr son pied gauche qui la porte."


En fait, je n'ai écrit qu'un livre mais j'ai beaucoup, beaucoup écrit. Et je passe nettement plus de temps à lisser les phrases comme un sculpteur lisse sa terre. Donc écris ton histoire, lance-toi. Puis prends ton temps pour tout lisser, pour éviter les répétions (ici "fumée" et "ressenti"), pour éviter les tournures alambiquées, pour bien placer les virgules et les points pour le rythme, pour aller faire un tour sur un dico des synomymes pour parfaire le sens, etc.

Et aussi en étant sûr que le récit se tienne. Il faut prendre le lecteur par la main et l'emmener où tu le souhaites, pas à pas.
Par exemple, il y a une certaine confusion entre les moments dans son travail et les moments de son gain au loto, l'ordre de ton récit n'aide pas vraiment.


Dis-moi si ça t'aide, si c'est ce genre de retour que tu souhaitais. Je veux bien continuer à donner des conseils. Mais évidemment, je ne vais pas tout réécrire, tu dois parfaire ton propre style en reprenant en compte les conseils.

voilou !!!

Henry-Lucienle 10 septembre 2023 à 15:42  •   103043

Pour en avoir déjà écrit plusieurs, quelques petites questions destinées à t'aider et auxquelles il n'y a pas de mauvaises réponses :

- est-ce que tu connais la fin ?
- avec quel logiciel écris-tu ?
- est-ce que c'est ta première démarche en écriture de fiction ?

nefale 10 septembre 2023 à 16:54  •   103052

@paradox
merci, c'est très exactement le genre de retour que j'attends
(écrit à la suite de ton post mais que j'ai oublié d'envoyer)

nefale 10 septembre 2023 à 18:05  •   103056

@Henry-Lucien
- Oui
-Libre-office
-Non. J'ai écrit une auto-fiction. Si ça t'intéresse, lis ce qui suit. Je donne une clé de lecture: les valentins du texte sont des olfactats ou plutôt des endolfactats. Ce sont des objets mentaux dont je fait l'hypothèse qu'ils sont le fruits d'une activité spontanée (endogène) de mon cerveau. Lis aussi mon profil où je dis que je suis synesthète olfactif.
@paradox où tu verras qu'il est aussi question de fluidité. Quant à la ponctuation: c'en n'est pas, c'est de la Punk-Ponctuation. Et pour la lecture, ne cherche pas à comprendre. Lis comme Charles Pennequin récite sa poésie. Avec le corps. Et tant pis si le style est lourd , gras et visqueux. Je suis lourd, gras et visqueux. D'ailleurs, ce que j'écris n'est pas de la littérature mais un ersatz de littérature. Et ce que je dis là ne va pas contre ce que tu as posté à propos de mon premier jet. J'ai adoré ton commentaire.



Sauvage

- habiles abandons.








Prends ce fauteuil. Tu vas penser que je suis con mais depuis une heure je n'arrive pas à faire autre chose que le regarder fixement. Sans le moindre plaisir. Avec même un léger petit arrière goût d'amertume. D'insatisfaction. Dans ma bouche. Et aussi dans mon ventre. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Une petite voix à l'intérieure de mon crâne qui me le répète. Elle ne fait que cela. C'est lancinant.

J'aimerai tellement faire ce que j'ai à faire sans me prendre la tête. Avoir une existence un petit peu plus fluide. Ne pas bloquer. Avancer. Alors que maintenant, là, tout de suite, à mon grand regret, je fais du sur place. Figé.

Tout en sachant que je dois y aller. Il y a quelque chose qui me bloque. Une sorte de ciment dans mon cerveau. Qui va même jusqu'à se répandre dans tout mon corps.

T'es capable d'envisager ce type sensations ? Qui se produisent à l'intérieur de mon corps. Qui m'obligent à être spectateur de mon corps.

Là je constate avec stupéfaction que tous les liquides qui me composent sont saturés de ciment. Le ciment a pris le dessus. Le ciment. A la fois dans ma tête et dans mon corps. Le ciment a pris. Ça peut durer des heures.

Je suis face à quelque chose.

Et ce quelque chose, je dirais que c'est une espèce de choix. Non pas celui qui consiste à opter entre faire quelque chose et ne rien foutre. Non ! Rien foutre n'est ici qu'un symptôme. Je suis plutôt face à deux gestes possibles. Deux façons de faire. Je dois me décider. Et je le répète, ces deux gestes n'ont strictement rien à voir avec le fait que je n'en branle pas une.

Et puis j'y vais. Et puis ça va mieux. Après tout cela n'est pas si difficile que ça. Cela n'est pas la mort de faire sa comptabilité. De faire des calculs.

Je fais ma comptabilité. Plus précisément, je fais des calculs. Mon attention est passée sur un mode calcul. Rien ne me distrait. Et ça c'est parce que les dieux sont avec moi. Merci. Ma calculatrice fonctionne. Rien ne m'empêche de la faire fonctionner. Je suis à fond dans mes calculs. Ça déroule.

Il peut arriver n'importe quoi. A partir du moment où ça reste cohérent avec le fait que je suis en train de faire ma comptabilité. Rien n'a d'importance.

Aussi quand j'ai besoin d'une feuille. Dessus se trouvent des données importantes. Il me la faut pour que je puisse continuer mes calculs. Mon attention passe en mode recherche de cette feuille. Je ne suis plus dans mes calculs. Mais cela ne change rien.

Je signale - et c'est important que je le fasse - que le fruit des calculs que j'effectuais n'était pas mauvais. Je n'ai pas subis d'affects susceptibles de me faire chier en réveillant d'anciens traumas qui perturberaient la recherche de la feuille dont j'ai besoin. Il n'a pas non plus surgit de signes ni d'indices qui m'auraient indiqués que quelque chose de fantastique est en train de se produire. Je ne me suis pas vu faire fortune. Pas vu sortir du trou chronique dans lequel se trouvent les finances de ma société. Bref je n'ai pas explosé en route.

Donc, je cherche ma feuille et je ne fais que ça. Rien ne me distrait.

Puis je la trouve. Mon attention passe en mode feuille trouvée.

Et là encore, pas de vague, pas de tsunami. Je n'ai pas passé une heure à chercher cette feuille. Je ne me suis pas énervé. Je ne me suis pas levé de mon siège en me demandant : où ai-je bien pu la mettre ? Je ne me suis pas dit : « c'est encore quelqu'un d'autre qui l'a rangée quelque part. » Je ne me suis pas dit que j'étais un gros connard incapable de gérer ses documents. Je ne me suis pas dit que j'étais quelqu'un qui sait qu'il est un gros connard depuis qu'il a l'âge de six ans mais qui n'a jamais rien fait pour que ça change et qui continue, jour après jour, semaine après semaine, de vivre dans un bordel monstre et qui perd un temps fou ainsi qu'une énergie folle à toujours tout chercher. Non, rien de tout ça. Je dirai que la séquence comptabilité avec tous les modes qui la composent reste intègre. Saine. Les choses passent et s'enchaînent sans tension. A l'abri des bombes.

Et bien, parce que cela se passe sans trop de tension, plutôt calmement, sans affect particulier, sans qu'il y ait franchissement d'un certain seuil.

Et bien, au coeur même de l'instant précis où mes yeux saisissent la feuille que j'étais en train de chercher, se révèle un hiatus.

Mon attention en mode recherche de feuille et mon attention en mode feuille trouvée ne forment plus un bloc rigide et indéformable.

Une sorte de ligne entre les deux me saute à l'esprit.

Une ligne épaisse.

Pas si différente de celle qui vient lors de ce que j'appelle la fiction du trou d'air dans un avion. Fiction. Portée par l'évidence de l'objet ballotté au gré des flux.

Une ligne, donc, où mon corps se meut au diapason de l'avion.

De sa structure.

A laquelle je participe et inversement.

L'avion, moi.

Qui nous relâchons de concert, en même temps que se relâche tout ce qui faisait de nous un amalgame stable.

Évidence étiolée.

Toutes ces entités disparates que l'on imaginait adhérer les une aux autres qui perdent leur statut de composites autonomes, modulables à souhait.

Lorsque n'est plus que notre relation - détente, avec un soupçon de tension, histoire de... Et empreinte de toutes les conjonctions possibles et imaginables.

« A l'entre de l'adhérence et du démembrement. »

Cohérence chantée.

Moment hyper sensible qui demande de la part de ceux qui y participent beaucoup de délicatesse.

Un mouvement un peu brusque : et la ligne se brise.

Brutal et on plonge.

Du coté de la cécité, du déni de l'inflexion en cour. Coté : y'a rien à voir. Rien à faire.

Ou du coté de la dislocation, de la non-viabilité de notre relation ; bref, de la fin des haricots.

Alors, oui ! Je bascule, mais attention - je le répète -, je ne tombe pas.

Pas de chute.

Le genre de chute qui vous fait remonter l'estomac dans la bouche, chute qui provoque une décharge d'adrénaline.

Rien de tout ça qui serait le signe d'un arrachement en cours.

C'est en épousant habilement le coeur de ce hiatus, de cette faille matérialisée par un point d'inflexion déployant deux situations intentionnelles se saluant l'une l'autre, que je me suis abandonné.




***




Tu veux que je te dise ? Et ça c'est rare que j'en démorde. Même si je suis dans ma voiture. Même si je me déplace d'un point a à un point b. Même si je sens l'air qui caresse mon avant-bras quand mon coude est à la portière. Ou mon dos qui s'enfonce dans le siège conducteur à fur et à mesure que mon pied appuie sur l'accélérateur. Même si tout à coup, je freine. Tu vois : mon corps qui part en avant. Laisser passer un piéton qui ne sait pas qu'il est dans une rue à Paris à l'heure de pointe. Malgré tout ces signes. Et putain, il y en a. Qui se disent être des preuves. Incontournables. Impossible à contester. Qui me racontent : « nous sommes la réalité. On est la vérité. Voilà : on est des faits. Et qui me le rabâchent, je ne sais pas trop pourquoi. Tout le temps que je suis dans mon véhicule, à livrer mes clients. Malgré tous ces flashes qui m'expliquent : « chef ! Tu te déplaces. Tu bouges. » Malgré tous ces éléments, quitte à passer pour un gros con, je ne les écouterais pas. Tout ça c'est rien. C'est de la merde. Conclure : je suis dans la dimension d'un corps qui se déplace dans l'espace est fondé sur rien. Au mieux des sensations. Une accumulation de sensations. Une succession de sensations. Les grands nombres. Et Dieu sait que je m'en méfie. Surtout s'ils ont l'air réglé comme du papier musique. Tout ça c'est rien. Difficile de l'envisager autrement. Je n'y arrive pas.

Et tu veux que je continue ? Pire encore, j'aurais même tendance à penser que dès que j'aurais posé mon cul dans ma voiture, que j'aurais tourné la clé pour la démarrer et pour la plupart du temps que durera ma journée de livraisons, il y a toute les chances que je ne bouge pas d'un iota. Figé.










***




Je ne vais pas te mentir : quand je me réveille, j'adore être heureux. J'adore constater que la nuit a été bonne. Et même si ça ne m'arrive pas tous les jours, ça se produit suffisamment pour que je juge utile d'en parler. D'abord je note qu'encore une fois les dieux ont eu la gentillesse de ne pas me faire passer par la case douleur. Tu sais comment ils font. Avec leur index. Une pression sur mon front. Avec pour objectif que je me rende compte : quelque chose chez moi ne tourne pas rond.

Alors, peut-être que je ne suis pas si malade que ça après tout. Ou alors je le suis tellement que leur visite nocturne devait obligatoirement avoir valeur de baume. En tous cas, je me sens bien. Comme on dit. Je me lève du bon pied. Et j'en conclue, à tord ou à raison, que ma nuit fut bonne.

Il n'y a pas quelque chose que mon organisme me dit à propos de ma nuit que je pourrais interpréter par : « il y a un problème ! »

Il ne me dit rien quant au fait qu'éventuellement je n'aurais pas bien dormi. Je n'ai pas les lèvres gercées. Mes muscles ne sont pas à moitié engourdis. Ma tête ne tourne pas. A cet instant précis, les choses en moi vont dans le sens d'un équilibre satisfaisant. Mon organisme avance avec ma pensée.

Il n'y a pas d'un coté ma pensé qui se tourne vers ce que je ferais au court de la journée et de l'autre coté mon organisme qui me ramène en arrière, vers une nuit qui aurait été incomplète, vers quelque chose qui s'est passée et qui c'est mal passée. Je n'emmène pas ma nuit avec moi. Ma nuit ne s'accroche pas à moi comme un boulet. Ça c'est une chose.

Une autre chose, tout aussi imprévisible que peut l'être l'impact des dieux sur ma nuit mais qui me concerne moi, plus personnellement : je n'éprouve pas le besoin d'agir et en l'occurrence de détruire cette matinée qui commence tellement bien. Je ne la fous pas en l'air. Je ne l'abîme pas. Je laisse, par exemple, tranquille le studio dans lequel j'habite. Je ne fais pas en sorte qu'il devienne un lieu hostile. Je ne m'imagine rien à son propos. Je ne me fais pas de film. Il n'est pas insalubre. Les vitres ne sont pas cassées. Il n'y a pas de moisissures aux murs. Je ne me dis pas que je suis mal, qu'il faudrait que cela change, que je vais finir par tomber malade avec tout un tas de spores autour de moi dont je suppute qu'il doit bien y en avoir une ou deux qui soient toxiques. Je laisse les grenades dans le fond de mes poches.

Je savoure cette merveilleuse matinée. Je la considère comme un tout au sein duquel je plonge allégrement.

Et là, troisième imprévus, ça se met à pencher. Une inflexion dans le continuum de cette mâtiné qui commence. Là encore, selon un procédé que je ne saisis toujours pas, je me suis abandonné.

Puis je revis un rêve, un épisode onirique. Je le revis comme si j'étais dedans. Je revis quelque chose comme si c'était le rêve lui-même. Comme le rêve était bon, c'est un vrai plaisir.

En même temps, soyons lucide. N'étant après tout qu'un pauvre urbain, si je t'avais fait le récit de ma première bouchée d'un vrai fruit. Mûre. A point. Cueilli directement sur l'arbre. Ça aurait été pareil.

Mais stop ! J'arrête avec le coté clinique et froid de la chose. Cette espèce de distanciation. Genre : le vieux mec. Avec sa barbe. Calmement. Posé. Revenu de tout.

Cet instant a pour moi une portée cosmique. Ce qui se passe là, maintenant, tout de suite est proprement inouï. Je peux même m'autoriser des raccourcis du type : c'est un truc que je souhaite à tout le monde. C'est mieux que n'importe quoi. Oui, je vis un moment plus qu'agréable. Ce fut un moment parfait. Parfait. Perfection. Perfection juvénile. Telle qu'avant de s'étioler à passer sous les fourches caudines du but à atteindre et de la fin en soi.

Et revivre ainsi son rêve. Même si je ne me souviens pas de quoi il est fait. C'est-à-dire même si je me souviens pas des détails censés lui donner consistance. Ni image. Ni son. Aucune histoire. Rien de pertinent. Si ce n'est quelque chose que j'appellerai valentin qui me remplit sans laisser le moindre espace vide.

Revivre ainsi son rêve quand ça se passe bien, oui ! Je me répète : « ce fut un moment parfait. »

Ce qui me fallait.




***





On est d'accord. Ça a l'air puéril. Parler ainsi de mon métier. Le fait d'envisager que je puisse traverser ma journée de travail à cloche pied. Comme si je jouais à la marelle. Les dieux qui lancent le palet. Et moi qui exécute la figure adéquat.

Mais si tu regardes bien. C'est quoi la marelle ? En quoi c'est dense ? Ses enjeux. Franchir des obstacles. Le ciel. L'enfer.

Alors tu comprendras qu'évoluer onze heures d'affilée dans la circulation parisienne supporte la comparaison.

Et tu apprécieras ce qui va suivre. Même si, au premier abord, ça peut paraître un peu con. Constat du genre: je n'ai pas eu d'accident. Ma voiture ne s'est pas cassée. Une durite qui contient de l'eau chaude, du liquide de refroidissement porté à ébullition pour être exact et qui sert accessoirement à se chauffer les pieds l'hiver quand il fait froid, une durite remplie d'eau à 100 degré n'a pas explosé sur ma chaussure. Je ne me suis pas ébouillanté. Je n'ai pas eu à choisir, alors que je roule à 70 km heure sur l'A86 un petit peu avant l'heure de pointe quand les trois voies sont chargées mais pas encore saturées, entre maintenir mon pied sous le geyser pour garder le contrôle de mon véhicule, et le retirer et risquer de provoquer un accident grave - et crois moi, à cette heure-là, ça peut fait mal.

Tu seras sensible à une phrase toute conne du style : « les choses vont normalement ».

Tu comprendras que quand je dis : « j'ai effectué ma journée de travail », ce n'est pas un constat anodin. Et que si elle n'a pas été parfaite, cela ne signifie pas qu'elle se réduit à rien.

Tu mesureras ainsi la puissance d'une journée de travail durant laquelle rien de particulièrement catastrophique ne s'est produit qui aurait pu provoquer un stress tel que j'en aurais été affecté tout le reste de la journée, voir tout le reste de la semaine.

Tu mesureras la portée d'une journée de travail qui se termine.

Tu comprendras que je puisse dire : « j'ai assuré ».

Tu me verras monter au ciel. M'assoupir gentiment. Comme ma voiture que je range dans son box.

Tu verras aussi que le moyen de transport que j'utilise n'a rien à voir avec ce putain de corps astral.

Tu verras plutôt un vélo et que je pédale dur.

Tu ne verras pas de longs couloirs blancs et phosphorescents mais une piste cyclable qui longe le canal de l'Ourcq.

Tu verras que, sur le chemin des l'éclipses, on croise d'autres vélos.

Tu en verras un équipé d'un siège pour enfant. Et moi les yeux fixé dessus. Sur le siège.

Et là, encore une fois, tu verras infléchir le cours de ma journée qui ne formait qu'un bloc sclérosé.

Je m'étais abandonné.

Puis cela dure une fraction de seconde. Mais quelle fraction de seconde. Taillée dans le diamant. Et pas n'importe quel diamant. Crois-moi. Qui couvre et imprègne la moindre parcelle de ma peau. Un bonheur sans nom. Indescriptible. La plénitude à l'état pur. Qui n'oublie pas cette petite chose qu'on éprouve quand rien n'est prévu. Parce que bien entendu je n'en suis pas la cause.

Je pourrai en parler des heures. De cette petite fraction de seconde. Tellement c'est beau. Tellement ça s'apparente à de la joie pure. Des jours, des années à raconter l'aspect charnel, sensuel de cet instant merveilleux. A ce point précieux. Une vie à décrire cette dernière petite adhérence. Qui fige le monde. Qui me fige. Lui en moi. Et inversement.

Mais je ne vais pas le faire.

Je vais tenter quelque chose d'autre.

Je vais essayer de te raconter l'histoire des valentins.

Je vais essayer de te parler d'un phénomène quasiment absent du champ culturel. Dont je n'ai entendu parler que quatre fois. Sorti de la bouche d'un tiers. Au cours de toute ma vie.

Je vais essayer de formuler l'intime. Mieux : le fond du fond de l'intime. Et plus encore : le fond tangible. De l'intime. Qui fut l'objet d'immenses et joyeuses prises de tête. Imagine-toi des années passées à tourner ces choses dans tous les sens. Un temps fou à simplement leur trouver un pseudo. A me dire : « je les appelle valentins ».

Oui, je vais essayer. Mais pas de façon orthodoxe. Différemment. Je dirais légèrement. Sans tout le coté organisation. En suivant une voie qui obéit plus à quelque chose de l'ordre de la spontanéité.

La grosse feignasse que je suis va déployer ses ailes et se jeter dans le vide. Voler. Sans faire le moindre effort. Prédiquer à l'arrache. Me soumettre à deux forces opposées que sont le désir et sa réalisation - comme ça vient. Envie de parler. Parler des valentins. En ouvrant la vanne aux énigmes. A leurs résolutions.

Et c'est parti : laisser couler le désir. Formuler la demande. Y répondre. En voiture Simone.

De quelle façon surgissent les valentins ? Un par un. Jamais deux à la fois.

Est-ce qu'il y a quelque chose qui les caractérise ? J'en vois bien une. Ils sont insécables. Et relever la parenté entre « un par un » et « insécable ». Mais sans s'y attarder. La dynamique ici n'est pas celle de l'analyse. Je ne suis pas là pour décortiquer quoi que ce soit. Ni étudier des mécanismes. Car je pratique le vol. Sans méthode. Sauvagement. Épouse une trame. A l'instinct. Vole. Au ciel des questions qui s'enchaînent.

Et en voici une autre : les valentins ont-ils une apparence ? Oui. Ils sont vus.

Et encore une autre. Ont-ils une particularité ? Oui. De n'apparaître ni de façon visuelle, ni de façon sonore, ni de façon gustative, ni de façon tactile, ni de façon olfactive telle qu'on l'entend d'habitude. Et je note immédiatement l'abus de langage quand je te dis : « ils sont vus ». Car comment pourraient-ils l'être s'ils sont totalement, mais alors totalement étrangers à tout ce qui a trait à la vue.

Alors, où sont les mots ? Allongés. Là où ils fonctionnent sans moi. Où ils n'ont pas besoin que je les renforce en les stimulant. Au lit. « Viables » pour le temps d'un spasme.

Puis-je partager la matérialité de ce que j'éprouve, la matérialité des valentins ? Ça n'est pas possible. Tout se joue en moi. De moi à moi.

Et en ce qui te concerne ? Tu es libre, mon ami. Totalement libre. Libre de faire, de dire, de penser tout ce que tu veux. Avant le meilleur. Ou bien avant le pire.

Et qu'est-ce qui me permets de l'affirmer ? Et bien les valentins. Qui eux aussi se positionnent avant. Avant tout. Avant toi. Avant moi. Avant mes yeux. Avant mes oreilles. Avant mon nez. Avant ma langue. Avant ma peau. Avant mes nerfs. Avant mes muqueuses. Avant les tiennes.

Mais qu'est-ce ça veut dire ? Ça veut dire que les valentins sont en amont. En amont. Que vienne tout. « A l'amorce » sans laquelle le monde n'existerait pas. Rien que du brouillard. Ou une espèce de soupe indifférenciée.

Et ça sert à quoi, tout ce que je raconte ? Ça me sert à bouger. Mécaniquement, une fois que je me suis figuré la chose, que j'ai formulé le fait que les valentins sont en amont, j'ai la possibilité de m'y rendre à nouveau. Aller en amont. De me reposer les questions, les mêmes questions, dans le même ordre. Sans que cela me pose le moindre problème.

De quelle façon surgissent les valentins ? Les valentins ne surgissent pas. Ils frayent à la brisure qui rend possible la notion de surgissement.

Est-ce qu'il y a quelque chose qui les caractérise ? Je n'en vois pas. En revanche, grâce à eux, je peux utiliser le terme : caractériser. « Caractériser » dont j'assiste, si j'ai de la chance, au déferlement. La force du terme « caractériser ». Prise en main de l'outil. Esquisse d'un mot.

Les valentins ont-ils une apparence ? A priori aucune. Pourtant, là encore, sans eux rien n'aurait d'apparence. Car pour qu'il y ait apparence, en entendre parler ne suffit pas. Comme il ne suffit pas d'évoquer un paysage de montagne à un aveugle pour qu'il le voie. Car, pour qu'il y ait apparence, il faut qu'un processus subtil s'y exerce. De concert. Concrètement. La jaune évidence du citron ainsi que l'évidence jaune du citron n'existent pas. En soi.

Ont-ils une particularité ? Aucune.

Alors, où sont les mots ? Ils sont ici. Et si j'y étais attentif, si ma psyché inclinait en ce sens, à coté de chaque mot je verrais un valentin. Je dis bien à coté de chaque mot. Sans exception. Et si cela n'était pas possible, s'il n'y avait pas de valentins, non seulement je ne pourrais pas voir les mots, mais ils n'existeraient pas.

Puis-je partager la matérialité de ce que j'éprouve, la matérialité des valentins ? Oui. Dès que le langage prend forme. A partir du moment où les notions de partage et de matérialité chatouillent mon désir. Et réciproquement. Dès que j'en parle. Des valentins. Tels qu'il y a. En amont. Et combien même se ficheraient-ils d'être vus ou connus ou pas.

En ce qui te concerne ? Tu me reposes.

Et qu'est-ce qui me permets de l'affirmer ? Ton visage.

Mais qu'est-ce ça veut dire ? Voir et connaître en même temps. De seule « connivence ».

Alors ça sert à quoi tout ce que je raconte ? Ça me sert de borne. M'arrêter. De temps en temps. Faire une pause. Quitte à ce que j'en profite pour aller pisser.





***




Au départ c'était dur. Je prenais ça pour une punition. Une putain de contrainte. Le sale truc qui va durer toute ma vie. Une malédiction. Le réveil qui sonne à quatre heures. L'heure d'aller bosser. Avec tout ce que cela implique. Pas la peine de te faire un dessin.

Et puis ça passe. Non pas qu'il y ait moins de douleur. Simplement je mets moins le doigt dessus. C'est tout.

Aujourd'hui je sors de chez moi. Il est cinq heures du matin. Et tout de suite je ressens le contraste entre ce que j'éprouvais quand j'étais chez moi et ce que j'éprouve maintenant quand je suis à l'extérieure.

Tout de suite l'odeur n'est pas la même. Il y a d'un coté les arômes que mon organisme et celui de ma compagne ont produits toute la nuit, cette odeur assez caractéristique, l'odeur d'une chambre à coucher le matin au réveil, l'odeur de sébum. Et de l'autre coté l'odeur de la ville tôt le matin. Où la terre est présente. Discrète. Où la ville sent la terre. Où je sens qu'il m'est accordé ma petite bouffée de nature. A laquelle, tout de suite, je suis sensible.

Tout de suite, aussi, la température change. A l'intérieur, chez moi, dans mon studio, on était à vingt degré. Dehors, on est à dix-huit. Deux degrés de différence. Ça parait pas important mais mon organisme le note et me le dit. Tout de suite, aussi, il y a l'air. Dehors, l'air est différent. Dehors, l'air est en mouvement. L'air circule.

Tout de suite, je le sens sur ma peau. Mon visage, mes mains me disent que l'air bouge.

Tout de suite la somme de tous ces petits détails fait qu'au bout du compte on a un vrai et beau contraste.

Tout de suite ce contraste me plaît. J'adore cette impression des choses qui changent. J'étais chez moi et tout ce qui s'y est passé pendant la nuit y reste. Maintenant je suis dehors, dans la rue, à Paris et j'ai le sentiment d'être dans un autre monde.

Tout de suite, je marche. Ça durera un certain temps. Je ne suis pas pressé. Je suis tout seul. Je prends mon temps. Je ne m'intéresse absolument pas à ce que je vais faire pendant ma journée de travail. Je ne fais que marcher.

Tout de suite, bien sûr, il y a quelques pensées qui me traversent l'esprit. Bien sûr quand je marche, je me dis des choses, je me parle à moi-même, mais tout cela est très léger. Soudain un merle se met à chanter. Il parle aux autres merles. Son chant caractéristique. Le merle est un oiseau magique. Car une fois sur deux. Lorsque je l'entends chanter à cinq heures du matin pendant que je marche, mon existence infléchit. Se détend. Relâche. Fait espace au sein duquel, les valentins, eux aussi, s'expriment. Fait place au chant.

Je me suis abandonné.

Ensuite, encore une fois, ça dure une fraction de seconde.

Pourquoi?

Parce que je ne suis pas neutre avec ce valentin.

Parce que je m'arrête dessus.

Parce que j'attends quelque chose de lui.

Parce qu'il est comme un petit animal farouche.

Parce qu'il sent que je veux le manipuler.

Parce qu'il sent que je l'entraîne dans une aventure qui n'est pas la sienne.

Parce qu'il a peur.

Parce que ce valentin, il faut bien que tu visualise la chose, il vient à peine de sortir de son trou. Cela ne fait même pas une seconde qu'il émerge de l'anfractuosité produite par la magie du chant d'un merle tôt le matin. De l'écart entre chant et ce que j'en fais. Il vient tout juste de passer par cette brèche. Pénétrer au sein de mon existence. Il n'est pas prêt. Il ne peut pas entrer dans la danse maintenant, tout de suite. Ça ne se fait pas. Ça prend du temps. Il doit s'habituer à moi. Et moi je ne dois pas faire ce que je fais d'ordinaire avec les objets qui m'entourent. C'est-à-dire les considérer à la lumière de ce qu'ils peuvent m'apporter. De joie. De peine. De rondes et d'affects.

Ne pas lui coller une image dessus. Je le sais. Je dois le regarder. Constater. Constat qui fait office de cadre. Me borner à cela.

« La stratégie. »

« Scruter. »

En attendant.





***




Tu vois. Il n'aura pas fallut grand-chose pour que, faisant mes livraisons, au mois de mars.

Sachant que le mois de mars est très important pour moi - c'est la sortie de l'hiver.

Constatant que, cette année, mars ne déroge pas à ce qu'il a toujours fait depuis que je travaille à mon compte c'est-à-dire coïncider avec la reprise de mes activités.

Profitant aujourd'hui que mes pensés ne soient plus accaparées par le doute sur mes capacités à générer suffisamment de bénéfices pour payer tout ce que j'ai à payer.

Ne vivant plus avec l'idée que peut être mon entreprise ne passera pas l'hiver.

Ne ressentant plus cette angoisse face à l'inconnu. Face à une éventuelle déchéance. Face à la précarité et aux rencontres qui immanquablement lui sont associées. Face au possible retour d'une pauvre assistante sociale. Et son regard perdu.

Aujourd'hui, jouissant de ce que tout va bien.

Livrant avec un carnet. Avec un répertoire. Où, pages après pages, sont inscrites les commandes passées par mes clients. Commandes qui suivent une courbe ascendante. Trois semaines d'affilée que ça monte. Suffisant. Sans quoi. Sans cette donnée-là, je serais insensible au reste. Je serais insensible au fait que l'hiver s'en va. Au fait que les jours se rallongent. Au fait qu'aujourd'hui est la première douce journée depuis cinq mois.

Il n'aura pas fallut grand-chose pour que savourant l'air de Paris. Vitres ouvertes. 22 degrés. Le ciel bleu.

Livrant. Assis sur le siège conducteur de mon véhicule frigorifique.

Roulant avenue Henri Martin dans le 16ème arrondissement à paris. Avenue bordée par des marronniers.

Leurs feuilles ayant poussées.

Levant les yeux à un feu rouge.

Développant la trame de ce qui s'offre à ma vue et qui jusqu'alors était circonscrite au sol.

M'étirant vers le haut. Mon attention. Tendue.

Voyant la cime des arbres et tout ce qui se passe à travers leurs feuilles encore brillantes: le ciel bleu, la lumière, le soleil.

Il n'aura pas fallut grand-chose pour que ma réalité prenne ce tournant, tout en douceur.

Fasse faille. Fasse éclair comme lors d'un orage. Zébrure.

Pour que je m'abandonne.

Et ensuite.

Pour qu'un valentin surgisse.

Pour que, par je ne sais quel mécanisme, ce valentin s'insinue au coeur de tous les détails qui constituent ce qui se passe autours de moi. Un peu comme l'eau. Qui saoule le fruit. Qui le gonfle. Qui le sculpte. Qui l'anime.

Pour qu'il n'y ait plus qu'une situation. Une seule. Une fresque.

Pour que l'asphalte murmure en rêve son alliance avec la teinte rouge du feu signalétique, avec les feuilles de la cime des arbres, avec le bleu du ciel, avec le soleil.

Pour que chacun de ces détails, sans exception, profitent de la fraîcheur que procure le balancement de leurs traits.

Pour que tout ce qui colle, tout ce qui s'accumule et finit par peser, toutes ces hiérarchies, toutes ces polarités, tous ces points de fixation s'évanouissent.

Pour que toutes ces énumérations cessent de se battre entre elles. Passent à être l'élément d'un tout. Oublient certaines fonctions.

Pour que l'asphalte ne désire plus prendre le pas sur la teinte rouge du feu signalétique.

Pour que les feuilles de la cime des arbres ne se trouvent pas blessées ou sublimées par le bleu du ciel.

Pour qu'à ce moment précis le soleil n'ait pas la velléité de régner sur le monde. Et ça, sans avoir à sacrifier son immense puissance d'être.

Pour que je n'aie pas l'idée vissée à l'esprit que cette drôle de modification s'apparente à une quelconque partition entre mon corps et le monde. Entre ma psyché et mes sens.

Pour rompre avec les lois ordinaires de l'optique.

Pour que cette fresque parte dans toutes les directions et en même temps suppose une extraordinaire cohérence.

Je le répète : telle qu'aux basculements...




***




Lumière. Tu me vois en plein jour. Au soleil d'une magnifique fin de journée. Le mois d'août comme on l'aime. Tu me vois à vingt cinq ans. Tu me distingue sans effort. Même au coeur du trafic parisien sur le périphérique. Ondulant sur un scooter entre les files de voitures. Détendu. Posé confortablement sur la selle de mon deux-roues. Neuf. Qui va vite. Et qui semble répondre docilement à chacune de mes sollicitations. Tu m'observe. Je ne suis pas fatigué. Tu me fixe. Mon visage. Visible sous le casque semi-ouvert que tout coursier digne de ce nom porte avec insouciance. Le sourire aux lèvres. Le teint hâlé. La peau grasse et poussiéreuse. Tu m'as choisi. Du siège passager de ton véhicule. Au gré de la circulation. Tu m'accompagne. Moi. Là. À coté de toi. L'autre pôle du couple que nous formons à cet instant. Présence manifeste. Le doute n'est pas permis. Pas besoin de remettre ça en question. Et nous roulons. Tous les deux innocents. Comme deux enfants. Innocente, toi qui me vois sans t'en faire la remarque. Sans me connaître. Et innocent, moi, parce que, tout en expérimentant l'abandon, je ne le saisis que par l'immense bien-être qu'il me procure, laissant par là, au bord de la chaussé, certains affleurements. Parce que tout en le vivant, je ne le remarque pas. Innocent du valentin. Du fait qu'il soit présent. Comme les yeux au milieu de la figure. Indiscutablement. Concrètement. Innocent parce que je ne le connais pas. Comme je ne connaissais pas, le matin même, le trousseau de clés qui se trouvait sous mes yeux, on ne peut plus visible, on ne peut plus vu et qui pourtant resta muet. Un trousseau de clés que je voyais et à propos de qui je ne me faisais pas la réflexion qu'il était là. Un trousseau de clé dont seul mon corps avait conscience. Que seuls mes yeux avaient avalé. Un trousseau de clé sans fard. Rien pour m'aider. Un trousseau de clé à la fois ici et parti - je ne sais où.






***




Tu arrive à le croire ? Aujourd'hui. Elle marche. Elle bouffe. Elle dort. Elle pisse. Elle chie. Elle aime. Elle hait. Elle boit. Elle est assise. Elle vit. Elle sautille. Et en plus de ça, elle est en train de le faire.

Au bon moment. Le jour précis où elle passe l'épreuve de mathématique du baccalauréat.

Au bon moment et au bon endroit. Dans une salle de classe. On ne peut plus normale. Comme seule l'éducation nationale sait en produire. Un lieu qui même au bout de 15 ans semble ne jamais vouloir changer. Un concept figé dans l'ambre. Un putain d'espace générique. Avec ses tables standards. Avec ses chaises standards. Avec sa peinture aux murs standards. Avec son tableau noir standard. Avec ses plafonniers standards ainsi, sans doute, que toutes leurs ampoules. Un endroit où tout est fait pour qu'elle ne se sente pas dépaysé. Où toute incitation au voyage est bannie.

Elle le fait. Crois-moi. Et avec le bon objet. Le gros coup de chance. Le sujet de mathématique.

Parce qu'ici, il n'y a que le sujet de mathématique qui n'est pas standard. Quand elle lit la formule de la fonction à étudier, il est évident qu'elle ne l'est pas. La fonction qu'elle a sous les yeux n'a rien d'une fonction classique. Elle n'a rien de ce qu'elle a étudié de fond en comble pendent toute l'année. Elle n'est pas normale. Il n'y a rien dans sa forme qui éveille en elle le sentiment d'habitude, le sentiment d'avoir travaillé la chose maintes et maintes fois. De l'avoir rabâché. De s'être fait chier avec. En fait elle est perplexe. Attention: elle n'est pas troublée. Elle n'est pas prise par une totale angoisse qui la paralyserait complètement. Elle ne transpire pas. Son coeur ne se met pas à battre comme un fou. Elle ne perd pas ses moyens. Non. Elle est perplexe.

Et elle s'en tient là. Aussi bizarre que ça puisse paraître. Elle continue d'observer la fonction. Elle accepte qu'elle ne lui évoque rien du tout.

Le voilà maintenant son problème. Ce rien. Cette absence totale de sens. La fonction qui n'est plus qu'un amas de signes imprimé sur une feuille. A peine présente. En tous cas plus présente au sens où on l'entend habituellement. En tant que fonction : disparue.

Et elle reste calme. A l'intérieur de son esprit. Laisse entrer ce qui n'est déjà donc plus une fonction.

Et tant que perdure le lien. Garder le contact. Avec le problème. Cette absence de sens. Le. Sans. Rien. Elle se fout que le fil soit tenu.

Assemblage de traits. Petits segments de droites. Portions de courbes. La chose réduite à sa plus simple expression. Avec quoi elle établit une relation. Faite de chatouilles. Très enfantine.

Jusqu'à l'inflexion. Mystérieuse. Torsion maximum de la problématique.

Jusqu'à ce qu'elle tourne. Tournant. Elle aussi. Expansion du possible. Dit autrement : le hiatus.

Elle s'est abandonnée.

Un valentin surgit.

Elle le fait. Bordel de merde. La voici qui se dédouble. Tout en préservant son intégrité. Sans perte de cohérence. Sur-cohérente1. En transit. Un pied dans les deux plats. A deux endroits. A deux époques différentes. Dans la salle de classe où elle passe son examen et dans la salle de classe où elle suit ses cours de mathématique de terminale. Un jour, en cours d'année. Et ce jour, en fin d'année scolaire. En même temps. Tu ne trouve pas ça étrange ?

Tu as déjà entendu parler d'une chose pareille ? Elle le fait. Elle se voit en en train de le faire. Elle y est. Aussi. Dans cette salle de classe. Dans son lycée. Il y a quelque chose qui se passe avec le gribouillis que son professeur de mathématique a tracé à la craie blanche sur le tableau noir. Et ce n'est pas tout. Il y a l'odeur. Et sa voisine de droite qui est ici. Son voisin de gauche qui est ici. Tous ses camarades de classes qui sont ici. Elle porte les mêmes vêtements, ceux qu'elle portait alors. Tous les éléments qui composaient cet instant sont ici. Et le professeur, monsieur S qui fait l'étude de la fonction. Et elle qui écoute. En même temps elle constate que les traits, portions de droites et de courbes sont en train de s'animer. Elle les contemple. Quelque chose en train d'éclore. Développement d'un sens à partir de ce qui s'écrit à la craie blanche sur le tableau noir. Et de ce qui s'en dit. Appropriation de l'étude de la fonction. Devenue cohérente. Logique. Création du sens. Une sorte d'histoire à propos de traits qui deviennent formule. Histoire qu'elle pourra se répéter à l'infini. Non pas parce qu'elle l'a apprise par coeur mais parce qu'elle peut en vivre la genèse encore et encore.

Souvenir veille.

Souvenir existe.

Vivant.

Elle le fait. Incroyable. Avec son valentin. Qu'elle éprouve ici dans cette salle d'examen, au mois de juin. Et qu'elle éprouve ici, aussi, à dix kilomètres de là, au mois de mars. Exactement le même valentin. Pas d'erreur possible. « Même »: à l'état brut.

Tu imagine le nombre de portes qui sont en train de s'ouvrir. Tu mesure la portée du truc. Cette capacité. Ce don. Ce pouvoir. Ce talent. Peux même pousser jusqu'à parler de génie.

Et bien : « non ! » Tout ça c'est de la merde. Toutes ces portes. Et c'est ici que réside la chance du débutant : elle les laisse fermées. Bien qu'elle les ait vues. Et je te jure qu'elle les a toutes vues.

Puis plus rien.

Qui pourrait sembler : manque total d'ambition. Absence de curiosité.

On pourrait même y voir un défaut. Le fait qu'elle se contente de l'étude de cette fonction. L'étude : qu'elle la réalise. Qu'elle la produise. Qu'elle rédige tout ça par écrit sur le papier à en-tête de l'académie de Paris. Qu'elle en obtienne la note de 11/20.

Ça peut sembler petit. Petite existence. Avec ce diplôme. Même si elle l'a du premier coup, à l'écrit. 351/700 avec les coefficients. La moyenne plus un. Suffisant pour se maintenir dans la norme. Continuer d'y évoluer. Invisible.

On a même le droit de penser que c'est inutile. Rien qui brille. Rien de concret. Pas le moindre petit symbole pour rehausser, qui : vers le beau, qui : vers le bien, sa petite existence. Aucun artifice. Rien qui puisse s'apparenter à quelque chose dont on puisse dire : « ça au moins c'est manifeste ».

Oui, tout ça peut sembler un peu fade.

En attendant elle le fait.





***




Qu'est-ce qui me pousse, à vingt six ans, dans cette petite chambre de bonne de 9 m2, à paris, sous les combles, allongé dans mon lit, en pleine journée, pendant de longues minutes, à rester comme ça ? Regarder mon visage dans un miroir. Qu'est-ce qui fait que tout à coup, sans que je le décide, ce visage, mon visage devienne un autre ? Pourquoi je me mets soudain à halluciner ? Car c'est bien d'hallucination dont il s'agit. Pourquoi est-ce que mon reflet se transforme au point qu'en face de moi se présentent successivement trois personnages tout à fait identifiables ? D'ailleurs, qu'est-ce qu'ils foutent ici ces trois-là ? Parce qu'ils ne sont pas n'importe qui. En ce qui me concerne, à ce moment précis de ma vie, au panthéon des pourris, ils occupent une place de choix. Pourquoi je réagi de cette façon ? Où est-ce que je suis en train de pêcher l'idée que cette hallucination est grandiose parce qu'elle est en train de me faire comprendre qu'en dernière analyse tout ce que je me figure à propos de ces trois types vient de moi ? Pourquoi, en schématisant à l'extrême, j'en viens à la conclusion que je me vis à travers ces trois gars ? Même si je ne m'identifie pas à eux. A leurs actes. Comment se fait-il que, tout à coup, je me sente léger comme une plume ? Libéré, comme diraient certains. D'un poids qui pesait sur mes épaules depuis des années. Un putain de fardeau. Pourquoi, satisfait de comprendre quelque chose d'important, je ne m'arrête pas là ? Pourquoi je ne déguste pas ? Pourquoi je ne savoure pas ? Pourquoi je continue ? Où est-ce que je vais ?

Et bien parce que je ne me pose pas toutes ces questions.

Parce que devant ce qui m'arrive, au moment où la bifurcation s'impose à moi qui consiste à choisir entre : soit tu parles, soit tu fermes ta gueule.

Parce que pour la première fois de ma vie, en toute conscience, je choisis de ne pas l'ouvrir.

Je m'abandonne. Je saute. Dans le bain. Je contourne. J'épouse. Tout. Roches et tourbillons. C'est violent. Comment pourrait-il en être autrement ? Depuis tout ce temps.

Ça dure quelques secondes. Qui pourraient tout aussi bien être une éternité. Et là mon ami ça commence. Ça durera toute ma vie. Ça dure toute ma vie. C'est toute ma vie. Avant. Pendant. Après. Vu. Pas vu. Réfléchi. Pas réfléchi. Constamment. Partout. Et malgré la joie. Et malgré une joie immense. Et malgré le fait qu'à coté de cette joie les plaisirs éprouvés jusqu'alors paraissent si petits. Et malgré - pour forcer le trait - la félicité. Malgré la tentation immense de sceller cette félicité à ce qui n'est après tout qu'un affect qui s'exprime en amont de la culture, du langage acquis et qui contextuellement n'est qu'intense et agréable, je passerais. Pas de système.

Je ne le regretterai pas. Jamais je ne désirerai revivre cet événement. Tu l'as compris, pour la simple et bonne raison qu'il est encore en vie.




***




Le ciel est bleu. Les oiseaux chantent. Et à force de te marteler à toi-même. Tellement souvent. Que tu évolues sur la terre ferme. Que le sol est dur. Condition suffisante pour réaliser ce qui te définit. Te tenir. Être debout. Ton humanité. Cette réalité. Irréfutable. Pas étonnant qu'ensuite, le reste, tout le reste, passe comme dans du beurre.

Alors tu passes sur la qualité des murs de la partie de l'atelier dans laquelle tu te trouves. Tu te fous qu'ils soient nus, que ce soit du parpaing brut. Pareil pour les fenêtres. Tu passes sur le fait que question finition : ce n'est pas la joie. Voir s'infiltrer le jour entre le châssis de bois et le mur en béton. Tu te fiches comme de l'an mille qu'elles ne s'ouvrent pas. Que ces fenêtres sont au mieux une structure de bois avec des carreaux entre pour laisser passer la lumière. Qu'elles puissent te permettre de voir au loin, de considérer ce pré et que, derrière ce pré, il y a une haie d'arbres, t'indiffère au plus haut point. Vois ce pré ainsi que ces arbres. S'ils étaient en photos sur un rouleau de papiers peints à 50 centimètres de tes yeux, ça serait pareil. Étranger au fait d'avoir perdu tout sens de la perspective. Mieux encore, si tout ça était blanchâtre et piqué de chiures de mouches, là aussi, ça serait pareil.

Pourtant, il suffit d'une sonnerie, un seul coup de téléphone - la preuve que tout ça tient à pas grand-chose - pour que tu te rendes compte qu'en dernière analyse cette terre. Ta terre. Celle que tu foules depuis ta naissance. Et bien, elle est toute molle. Et que pour te tenir, tu n'es pas debout mais allongé.

Une vibration pour que tu découvres. Stupéfait. Que tu faisais la planche. Sur un océan de merde.

Une petite musique stridente à laquelle tu réponds. Pour que tu te redresses. Debout. A la verticale.

Une note. Un signal. Et la nouvelle qui suit.

Un gros client qui annule sa commande. Pour qu'un éclair de lucidité jaillisse. Pour que ton existence bascule. Et oui, tu baignes dans la merde.

Ça pourrait être une journée comme les autres.

Seulement. Quelques secondes à peine. Et la physique élémentaire reprend ses droits et cerise sur le gâteau tu en es conscient : à la verticale, debout et raide dans un milieu liquide, de la merde fraîche en l'occurrence, un corps humain a tendance à s'enfoncer.

Ensuite. Vient : quelque chose de mystérieux qui s'ajoute à tout cela. Au lieu de te débattre, au lieu de tout faire pour te remettre à l'horizontal, la peur est telle que tu te figes. Droit. Debout. Paralysé par la rue. Par l'hiver. Par la bouffe froide. Le regard des autres et le divorce d'avec la femme que tu aimes. Par l'indigence. La mort ou la tuberculose. Pétrifié, tu te laisses engloutir.

Puis le deuxième mystère. Au lieu de respirer. Une dernière fois. Par réflexe. Innocemment. Comme cet ange qui ne fait que selon sa nature. Toi en échos à cet ange. Toi dont la nature, à ce moment précis, serait d'agir. Respirer. Simplement agir, respirer pour continuer de vivre. Sans avoir à en être conscient. Sans le désirer. Instinct dansé, ondulé. Au lieu de te conformer à l'ange, à cet ultime soubresaut, au lieu de t'y « résigner », tu dis : « non ! »

Un simple « non ».

Qui résonne.

Et là tu commences à t'ouvrir.

Tu t'ouvres par tous les orifices, par tous les pores de ta peau, par ton cul, par ta bite, par ton vagin, par ton nez, par tes yeux, par tes oreilles, par ta bouche. Et tu avales. Tu as pris ce risque. Tu as fait entrer la merde. La peur. L'angoisse à l'état pur. Habillée d'un souvenir.

Il y a sept ans. Quand tu te trouvais à la porte du petit studio que tu habitais dans le 19eme arrondissement à paris.

Sept ans. Le même contexte. La même peur. Strictement la même. La même terrible angoisse. Toi. Terrifié par la rue. Par l'hiver. Par la bouffe froide. Le regard des autres et le divorce d'avec la femme que tu aimes. Par l'indigence. La mort ou la tuberculose.

Il y a sept ans et maintenant. Semblables. La notion de même qui d'un coté, passivement, est saturée de merde et qui, de l'autre, de façon efficiente, en sature le temps. Ce dernier. Qui te chie une madeleine. Le méchant sentiment de déjà vu. Chronos réduit à un étron. La merde absolue. Et je pèse mes mots.

La tension est extrême. Rendue à son paroxysme.

Jusqu'à ce que tu lâches.

Jusqu'à ce que ça procède.

Jusqu'à ce que : surcharge ; tracé ; le coude. Par dissipation.

Et que tu t'y love. Aux courbes concaves ou convexes.

Et que d'ici. Précisément d'ici, pour la première fois de ta vie, un valentin jaillisse. En s'offrant à la fois. A ta vue et à ta connaissance. La conscience réfléchie de l'existence d'un valentin. Un tout petit valentin. Encore tout emprunt d'une impression d'enfer.

Ça pourrait s'arrêter-là.

Seulement, profitant de la puissance, de la tension qui s'exerce en toi, tu poursuis ton effort.

Jusqu'à ce que ça déploie...

Jusqu'à ce que ça épouse...

Complètement cette foi-ci.

Et qu'une béance ordonne ce monde de merde - fini cet enfer.

Chemins de crête.

Gorges profondes.

«Selon ta propension »,

Tu te déplaces.

Tu es projeté un mois auparavant, sur l'A10, quand tu roulais dans ton véhicule de livraison. Jetant un coup d'oeil vers la droite sur un tas de gravats abandonné sur le bas coté, sans le savoir, tout à coup, tu t'étais abandonné. Sans t'en rendre compte, tu avais croisé un valentin. Il y a un mois, tout simplement, quelque chose d'immensément puissant qui te parcourait l'échine. Fugace. Projeté dans le passé. Tout en restant dans le présent. Le temps abolit. « Il y a un mois » et « maintenant » qui sont ici. Qui forment le même instant. Deux évènements irréductibles l'un à l'autre, superposés et à la fois cohérents. Deux temporalités qui s'exécutent ensemble. Deux temporalités qui se croisent. Explosives. Lumineuses. Et la lumière produite réalisant l'impensable. Permettant ce regard particulier. Voir et connaître. En même temps. Inflorescence réfléchie. Reflet du valentin. Le deuxième valentin.

Et par rapport à lui, par rapport au deuxième valentin, tu continues de fermer ta gueule. Une troisième fois. Parce qu'il faut que tu le fasses. Parce que c'est plus fort que toi. Parce que la dynamique, ici, est surpuissante et qu'elle déporte tout sur son passage. Tous les mots. Tous tes sens. Tout ce en quoi tu t'encrais. Tu te laisses entraîner. Tu épouses ce mouvement. Tu épouses le silence. Une dernière fois. Toujours la dernière. Parce que tu sais faire ce geste. Te taire. Celui que tu effectuas 6 ans auparavant devant un miroir dans une petite chambre de bonne de 9 m2. Tu le réitères. Dans la foulée des deux autres. Troisième abandons - opportun. Deuxième saut dans le temps - c'est le moment. Plus loin encore. Jusqu'à cet épisode particulier que tu avais vécu sur le périphérique parisien suite à certains dessaisissements. La belle fin de journée. Du mois d'août. Au début des années 90. Jusqu'à ce valentin, là aussi, à propos duquel rien n'avait été dit et que maintenant, ici, tu désignes.

Troisième valentin. La boucle bouclée. Trois. Suffisant. Pour que tous les autres. Passés, présents et à venir pointent le bout de leur nez. En puissance.

La puissance.

Ta révolution.

En une fraction de seconde.

Tu vas.

Tu fais.

Ici où ton ventre fertile.





***




J'en suis maintenant à travailler. Interagis manuellement avec mon environnement. A l'aide de mes mains, de mes doigts, de mes jambes, de mon dos, de mes dents. Pour simplifier, grâce à mon corps. Si peu de façon intellectuelle. En même temps, j'ai une activité mentale soutenue. Qui n'a strictement rien à voir avec le métier que j'exerce. Qui lui est totalement irréductible. Pour faire court : ça part dans toutes les directions. Ça va vite. Et si je me réfère au sens qu'on accorde d'ordinaire au mot travail. Tout ça n'est pas très cohérent.

Garde dans un coin de ta mémoire que je n'anticipe pas la possibilité qu'il puisse ou non se passer quelque chose d'autre. Au contraire. Et ça, mon ami. Vaut bien que je crache à la gueule du roi. Qui dicte. La règle. Règle. Une façon de faire. Incontournable. Le respect dû à mon métier. Ce à quoi je suis sensé me consacrer exclusivement. Qui m'interdit de le souiller. De le salir par adjonction d'un nombre non négligeable de pensées qui lui sont totalement mais alors totalement étrangères.

Garde bien ça en mémoire. Puisque je sais m'abandonner. La faille évoquée. Méandres. Roches et tourbillons. Suffisamment. Palpables. Pour que j'y participe. Pour que je m'y tienne. Pour que j'y écarte les bras. Les laisse battre. Et osciller. De haut en bas et de bas en haut. Tellement vite. Occasion de profiter. De tout élan. Propension aux muscles flottants. Aux gestes endormis. De plein jour.

Ensuite je veux bien te concéder qu'il soit possible que j'ai l'air d'un parfait crétin.

Oui.

Possible. J'en ai tous les symptômes. Qui émanent de moi. Une aura de gentillesse, de simplicité. De la bêtise, quoi. Je ne peux pas l'empêcher. C'est ce qui sort. C'est ce que j'exprime. Mon putain de sourire. Quand je m'en vais de chez moi. Quand je suis avec les gens.

Et si nous entrons en relation l'un avec l'autre. Pas toi mais l'autre. Et si nous nous regardons. Alors lui ne peut pas la réprimer : cette première impression qui lui vient. Ce sentiment qu'il a en face de lui un bon gars. Sympathique mais avec qui il n'y a rien faire si ce n'est du business. Avec qui il en reste là.

Est-ce que ça pose problème ? Pour lui ? Pour toi ? Pour moi ? Vu que là où je passe la majeure partie de mon temps ce qui émane de moi est en retrait, a peu de poids. Sans la moindre consistance. Vu que là, c'est ma part invisible qui mène la danse. Vu que là, je suis seul. Seul et invisible. Et que là : invisible n'est pas un problème.

Là. Dans cet endroit. D'où aucune lumière ne s'échappe. Lieu hermétique. Enclos. Qui a cette drôle de propriété de ne rien laisser passer.

Je me fiche qu'il n'y ait rien à voir. Même quand s'inverse la perspective. Même quand le regard extérieur s'invite. Entre en scène.

Quand vient le regard de l'autre.

Sur rien.

Rien.

Sur ce trou. Où rien n'est manifeste ou a la vocation de le devenir.

Vision du trou comblé par de la vaisselle sale et moi en train de laver. Où mes deux mains sont occupées à frotter. A nettoyer quatre heures de rang. Voué à ne pas produire autre chose que de la vaisselle propre.

Qu'est-ce j'en ai à foutre. Si je n'ai pas la gueule du mec qui pense.

Si avoir « une gueule à penser » ne me sert à rien.

Si personne n'a besoin d'être au courant si je pense ou non et comment.

Si penser, en ce qui me concerne, n'a pas à être manifeste.

Parce que je n'ai rien à exprimer.

Parce que je n'ai rien à prouver.

Parce que tout ce qui se passe dans ma tête ne mérite pas qu'on lui accorde la moindre importance.

Puisque j'ai les mains occupées à faire autre chose. A produire autre chose. Qui n'a strictement rien à voir avec le fait de penser.

Puisque pour produire de la pensée il aurait fallu que j'aie les mains libres.

Que je tienne entre mes doigts un stylo.

Que je puisse disposer d'une feuille de papier.

Ou bien que je sois assis devant un clavier d'ordinateur, au sec.

Ou bien encore, dans le meilleur des cas, en tenant compte de ma situation qui se résume à laver de la vaisselle dans une pièce saturée de vapeur, que je dispose d'un auditoire à qui j'aurais pu m'adresser.

Par contre, qu'il ne me dise pas, l'autre, le troisième, que je n'ai pas de chance. Que je ne suis pas un privilégié. Pas la peine d'avoir pitié. Pas la peine de me regarder comme un pauvre mec qui a un métier de merde.

Qu'il sache qu'avec mon métier c'est tout le contraire. Quand je produis. Du pvc propre. Je garde en réserve une bonne partie de mes capacités intellectuelles. Quand je produis. Du pvc propre. J'ai la possibilité de faire autre chose en même temps. Je suis en mesure de penser.

Or comme tu fais la différence entre penser et produire de la pensée.

« Comme tu es suffisamment fin pour mettre en évidence la veinure clivant ces deux gestes. »

Comme tu sais que j'exerce mon métier depuis vingt cinq ans.

Comme tu sais que je pense une bonne partie du temps que je suis occupé à travailler sans que cela me perturbe ou me fatigue trop.

Toute de suite tu te rends compte que, malgré le fait indéniable que je ne produise rien qui soit de l'ordre de la pensée, il n'en demeure pas moins pas moins que le fait de penser m'accompagne. Que je suis nourri de pensées. Que j'en acquiers une immense puissance. A faire pâlir les muses.

Encore une fois, je te concède que je n'ai rien d'un virtuose. Avec tout ce que ça implique.

Tu vois un peu le truc.

Tout ça à propos du fait de penser.

Et appelle ça : penser.

Penser. Je pense. Au fil des minutes. Le temps d'exécuter la tâche que je me suis assigné.

Une tâche simple et répétitive. Laver. Frotter. Dégraisser. Désinfecter.

Tâche qui m'aliène toutes possibilités de produire autre chose. De produire une pensée.

Tâche exclusive. En termes de fabrication. Mais qui me laisse libre tout de même.

De laisser venir. Belles. Mes pensées. Sans les tenir. Ou les fixer.

Je pense.

Pensées.

Libres de se déployer. Où bon leurs semble. Et comment.

Pensées de constitution hétéroclite. Qui occupent bien sûr tout le spectre du champ de la réflexion. Passant d'un raisonnement sympathique au ratiocinage des plus horripilants. Mais qui l'en déborde aussi.

Pensées.

Compressées.

Puis dilatées.

A l'extrême.

Penser.

A Crever les contours de la tâche que je me suis fixé. Son enveloppe. Temporelle.

Calmer la tâche. La calmer encore. Jusqu'à embrasser un point précis.

Abandon.

Pensée.

Puisse l'heureuse endormie.

Et n'oublie pas que ce qui m'intéresse se trouve avant la figure, avant certaines lumières, avant le cercle, avant le clan assis en rond autour d'un feu, avant que les notions se partagent, avant l'évidente altérité. Manifestation. Fixation. Avant qu'existe par soi-même.

Garde ça : j'aime penser.

J'aime les histoires que je me raconte à moi-même. Histoires d'une portée. Inouïe. Qui mènent jusqu'au bord du gouffre. Et qui, sans en être la cause, côtoient au près l'amont du premier de tous les mythes.

J'aime les histoires.

Les belles histoires.

Histoires extravagantes pour plus tard. Qui constitueront ma réserve. Figures pour les jours sans. Sorte de palliatif. Médicament. Remède aux désordres mentaux. Désordres de la faim.

Histoires convoquées par mon corps,

Lui,

Qui, se diagnostiquant un trouble, y trempera le bout de sa langue pour se l'appliquer au coeur de la moindre fibre du plus profond de son intimité.

En me léchant !

Histoires pour après. Pour une autre journée. Demain. Dans cette même salle de lavage. Piqué que je serai par d'innombrables gouttelettes d'eau. Mélange de sueur et de projections provenant de la soupe bouillante, trouble et grasse dans laquelle baignera forcement une quantité industrielle de vaisselle que fatalement j'aurai à nettoyer.

Et maintenant, j'aimerais te mettre en avant. Te faire travailler.

Toi.

Maintenant.

A ton tour.

Vas-y !

A toi de jouer !

Car voici un mot. Situé. Dans l'espace. Des racines à son sommet.

Un mot. Donné. Dans le temps. Déployé. Qui fait une pensée. Une histoire. Ou peut-être l'écume d'une pensée. L'écume d'une histoire. Dont il te reste à combler les vides. La part occulte. En ouvrant portes et fenêtres.

Allez !

Dis-moi !

Transe.

Précisément le mot transe. Qu'est-ce qui se cache derrière cette notion ?

Transe. Pourquoi est-ce qu'elle a toujours sonné bizarrement dans ma tête ? Pourquoi elle a un pouvoir attractif à ce point phénoménal ? Qu'est-ce qui se passe avec elle ? Pourquoi elle ? Alors qu'il y a tellement d'autres mots. Alors que le choix est tellement vaste.

Avec un tel lexique.

Transe. Qu'est-ce qu'elle fait par-dessus la tâche que je suis en train d'exécuter ? A se superposer à cette vaisselle grasse ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire générée par je ne sais quel fonction de mon intellect ? Qui défile. Qui se déploie. Libre de faire ce qu'elle a envie de faire.

Pour le compte, ça ne sert à rien que je me mente à moi-même.

C'est bien elle qui vient : transe.

Transe. Sans que j'ai eu besoin de la convoquer. Elle qui tourne en boucle. En ce moment. De façon obsessionnelle. Dans mon crâne.

Peut-être parce que la transe : c'est fun.

Fun de me défoncer. Fun de fumer de la ma. Boire. Quand j'ai vingt ans. Des nuits entières. Pendant que je fais un tour. Alors que je me promène dans les souterrains. Les carrières. En me frottant à des dizaines de kilomètres de galerie qui partent dans tous les sens. Sous Paris. Dans les catacombes. Fun de rendre visite au chaos. En rythme avec mes pas. Et mes pensées.

Fun de choisir en marchant.

Parmi toutes les transes.

Laquelle de toutes ces transes.

Fun de convoquer. Amoureusement. D'inviter. La fille de mes rêves. De plonger dans un bain d'alcool sucré. De féminité liquide. Exaltant. Mélange sirupeux de matières inventées. Fun de faire de son visage le mien. Fun de faire de sa peau la mienne. D'imaginer sa voix. Qui m'appartient. Fun d'être bercé par tout ce qui sort de sa bouche et qui satisfait ce que j'attends de la vie. Envoûté par ce qui émane d'elle et que mes sens embrassent. Son parfum. Mon Dieu, son odeur. Toutes ses odeurs. Dont aucune ne s'oppose à l'idée délicate, fragile, sublime que je me fais d'elle. Vas-y ! Dis-le : « qui, dans les années 80, avec un minimum de bon sens, ne préfère pas la dimension amoureuse à celle, complètement merdique, qui est en train de se mettre en place ? Qui choisit l'horreur au détriment de la transe ? » Entre amants.

Parce que dans un monde de merde, la transe : c'est fun.

Parce qu'en transe, les gestes les plus banals deviennent excitants. Valent le coup.

Parce qu'en transe, quand je marche, je confonds ça avec une danse. Bouger à la façon d'un chat. Et quand je me déhanche. Quand je bouge. En cadence avec les courants d'air. Quelle que soit le contexte. Quel que soit l'objectif que je me suis fixé. Quel que soit le lieu. Surtout d'ailleurs s'il y a un lieu. S'il y a un contexte. S'il y a un objectif. En transe et en dansant, très souvent : c'est fun.

Mais tu crois que c'est tout ? On s'arrête là. C'est fini. Cette parole. Très simple. Que je m'énonce à moi-même. Transe. Réduite à sa part joyeuse. Combien même lui accorderais-je une profondeur immense.

Peut-être me raconte-t-elle autre chose ?

En me distinguant. Pas forcement à mon avantage. Sur le versant d'une montagne. Bénéficiant de l'élan produit par une vieille locomotive diesel. A dévaler des pentes de poudreuses vierges. A chercher la grosse émotion. Le truc qui marque. Voir les trucs au pluriel. Qui marquent. Pour m'en faire des guirlandes. Dont je me parerais de la tête au pied. Trucs. Multiples. Et m'incitent. De retours chez moi. Exhibition. A célébrer le sapin. Devant mes potes. A Paris.

En me faisant sursauter quand elle s'exprime par l'intermédiaire d'un autre, à travers la bouche d'une gamine à qui l'on demande pourquoi, avec ses copines, elle défonce la gueule d'une jeune nana, comme ça, sans raison, au hasard et qu'elle répond du tac au tac, sans ciller: « pour le fun ! »

Ou en m'énervant franchement lorsque je sens qu'elle est une fin en soit. La transe bourgeoise. Pour un certain nombre de cons et de connasses. Psychopathes. Élus des fosses. Crasseuses. Méritants. Boutiquiers & Co. Qui par la même occasion me baisent la gueule tant qu'ils peuvent.

Car enfin. Je finis bien par me dire. Pas besoin de sortir de la cuisse de Jupiter pour comprendre. La transe est une médecine. Pourquoi serait-ce une grosse connerie que de me le raconter à moi-même ? La transe ça soulage. Ça soulage de pas mal de choses. Ça soigne. Ça prend soin de moi. Ça s'occupe de moi le temps qu'elle me possède. En douceur

C'est comme ça que je l'aime.

La transe est un baume. Un onguent que je m'applique au crâne.

Avec ses défauts et ses qualités.

Et je veux que tu sois conscient, même si ça doit me coûter un bras, que je sais la malédiction qui l'entoure. Qui dit que jamais elle ne guérit. Car jamais la transe n'a provoqué l'arrêt de quoi que ce soit. Elle n'a pas le pouvoir de vie ou de mort. Elle calme. Elle atténue. Elle joue. Elle mime. Elle simule. Elle excite. Elle peut rendre heureux. Provoquer la peur. La haine. Jusqu'à la folie. Mais ne fonctionne qu'avec des mots. Jamais elle ne va pas au fond. Intime. Des problèmes.

Par contre, elle exploite et s'abreuve à des linéaments mis en évidence par une réflexion sur la course des formes joyeuses ou tristes.

La transe est un souffle qui touche aux surfaces par amour des mots. Elle y est utile. Efficace. Tant qu'elle se pose dans l'ordre du manifeste, de l'air libre et de l'extérieur.

Alors qu'autrement, vue autrement - que je n'ai pas trop envie de définir. Elle est complètement paumée. Larguée. Rien à voir. Je pourrais me défoncer toute ma vie. Taper dans tous les registres de la transe. Goûter l'ensemble de ce qui est possible et imaginable. Si je suis malade, elle ne me guérira pas.

Ainsi elle n'est qu'un bloc. Un fruit en bloc. Maudit. Qui n'attend qu'une seule chose : que je me rende compte qu'elle aussi a le coeur brisé. Coup de poing dans le ventre. Authentiques fractures. Déchirures. Plaies. Béances. Oui, vue comme ça, elle n'est qu'un mot.

Transe.

Toute seule.

Toute petite.

Et qui patiente.

Alors, bordel. Est-ce que je n'ai pas pris trop de place ?





***




Je me pose encore la question. Je me demande : « croûte terrestre ? Parodie de croûte terrestre ? »

Quel est ce piège dans la forêt qui consiste à masquer l'ouverture d'un trou profond et vicieux avec des branches en mimant le sol ? Quel sentiment dans le cockpit d'un avion à grand renfort de kérosène ? A quoi est-ce que j'échappe ? Quelques secondes, au flanc d'un ravin. Qui se rappelle à moi de façon ultime. A mon bon souvenir. Est-ce que je dois toujours, en dernière analyse, en revenir là, à la croûte terrestre ?

A quoi je m'accroche ? Qu'est-ce qui me tient ? Un ordre ? Une loi ? Le prima du fait ? Incontournable ? Le retour du substrat sur lequel j'évolue ? Tyrannie du sol ? Le même pour tous ? Universel ?

Ou bien autre chose. Si je m'amuse. Me dis à moi-même : « tiens, et si j'appelais ça. Ce moment rigolo. Le jeu du substrat ».

Jouer au jeu du substrat. Pas forcement comme l'on fait toujours quand on joue. Pas forcement de façon convenue. Ou en tous cas pas selon la conception que l'on se fait aujourd'hui des conventions.

Autrement.

Qui peut, malgré le décalage qu'il signifie, me faire dire que des lois sont encore à l'oeuvre. Et en souplesse.

Quand s'exprime encore ce qui se passe à mon niveau. A l'échelle de ma psyché. C'est-à-dire quand mon corps. Selon mon corps.

Jouer en prenant un risque.

En me faisant confiance. Pour ce qui est du rôle que j'ai à tenir dans ce monde. Pour ce qui est des devoirs qui m'incombent. Envers l'autre. Envers mes contemporains. Et toute leur descendance.

Sans cracher sur quoi que ce soit qui puisse s'apparenter, de près ou de loin, à l'explosion de figures affectives que symbolise la responsabilité engagée dans ce jeu.

Et si je me rendais sensible à l'ordre de ma psyché.

Tout en restant sérieux. J

nefale 10 septembre 2023 à 18:34  •   103057

@Henry-Lucien
Impardonnable.
J'ai oublié de te remercier pour ta très gentille proposition.
Bien entendu, je l'accepte.


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